La réalisation

Le temps du film

Le film s’inscrit dans un temps assez long. Celui de la première année de l’aide-soignante qui vient d’arriver. On l’appellera Céline parce que c’est elle que j’ai rencontrée pendant mes repérages mais il s’agira d’une autre personne, qui, comme elle, sera confrontée pour la première fois au travail dans un service de grands brûlés. Chaque année, Marc Baudry, le cadre du service recrute une dizaine de soignants (infirmiers et aides-soignants) car le turn-over est fort dans son équipe de 70 personnes. Il faut environ un an pour se former au travail dans ce service. Avec chaque nouveau venu, Marc passe un contrat moral : un soignant vient au minimum pour trois ans. La première année sert à acquérir toutes les compétences de base, la seconde à se perfectionner et la troisième à donner, transmettre ce qu’on a reçu ou participer à un travail de recherche.

Le tournage commence au printemps lorsque Céline est embauchée. A cette saison, pendant leurs pauses, les soignants s’installent davantage qu’en hiver sur la terrasse, pour manger, discuter, échanger, partager leurs difficultés et leur quotidien. Je veux assister à ces moments.

Je m’adapte au rythme de Céline. Les deux premières semaines, elle ne travaille que de journée et seulement pendant 7h30 de suite. Je suis très présente car Céline découvre tout dans ce service. Puis elle passe en 12 heures, uniquement de jour. Au bout de quatre semaines, sa période dite « d’intégration » est terminée. Jusqu’à présent, Céline faisait équipe avec un binôme existant d’une infirmière et d’une aide-soignante. Désormais elle va travailler seule avec une infirmière et aura chaque jour, avec cette dernière, la charge d’un patient particulier. Elle n’aura donc plus d’aide-soignante référente en permanence avec elle pour l’aider ou la conseiller. Cette cinquième semaine dans le service est essentielle. C’est une période de stress intense pour elle.

Au bout de six semaines, Céline intègre « le planning » et commence donc à travailler aussi de nuit. Elle alterne deux mois de travail de jour (de 7h30-19h30) puis un mois de nuit (de 19h30 à 7h30) et ainsi de suite. Je suis à nouveau très présente pendant sa première semaine de nuit. L’ambiance de nuit est différente, les relations avec les patients aussi.

Qu’elle soit de jour ou de nuit, son emploi du temps est fixe : elle alterne les grosses semaines (5 jours de travail, 2 jours de repos) et les petites (2 jours de travail, 5 jours de repos).

Les jours de week-end sont aussi particulièrement intéressants car il n’y a pas de « bloc » (pas de bloc opératoire), l’activité est donc plus calme et les soignants en profitent pour se faire un vrai repas (le déjeuner pour l’équipe de jour, le diner pour celle de nuit), se poser plus longtemps et discuter.

Tous les mardis à 17h a lieu la réunion hebdomadaire du staff paramédical. Les infirmiers passent en revue les patients présents. Avec les aides-soignants et le cadre, en présence de la psychologue, ils évoquent les questions éthiques qu’ils se posent et le devenir des patients.

Ma place dans le film

Je ne suis pas invisible et je ne vais pas demander aux soignants de faire « comme si », comme si je n’étais pas là. Je suis là et ma présence influe sur le réel. Mon corps, ma propre peau absorbe, capte, filtre et joue un rôle de récepteur des sensations. Je ne veux pas chercher à me faire oublier. Mais au contraire, me faire accepter. Ma présence se fait discrète évidemment, pour ne pas gêner le travail et les soins. Elle est basée sur la confiance. Confiance établie avec les deux professeurs à la tête du service, l’anesthésiste-réanimateur Alexandre Mebazaa et surtout le chirurgien Maurice Mimoun. Avec le service de communication de l’APHP. Et surtout avec l’ensemble du personnel du centre des brûlés. Auprès de ceux qui ne me connaissaient pas encore tout comme auprès de ceux que j’ai retrouvés, je me présente comme préparant un film sur le travail des soignants. Et cette approche change la donne. Ils veulent me montrer leur travail, leur vie au quotidien. Je sens cette fierté. On raconte ensemble leur histoire. Ma présence auprès de Céline, nouvelle venue dans l’équipe, peut brouiller les choses. Son comportement sera peut-être légèrement différent de ce qu’il aurait été sans ma présence mais ici, il est impossible de jouer un rôle. Ce que font les gens est plus important que le fait d’être filmé.

Si je ne suis pas invisible, je souhaite rendre visible l’invisible. Montrer ce qui se joue lorsque des hommes sauvent la peau d’autres hommes. Ce qui se joue à la surface et à l’intérieur. A l’intérieur des corps et des âmes. Cerveau et peau ont la même origine embryologique. Ce n’est sûrement pas un hasard : peau et cerveau se forment en même temps, au vingt et unième jour de l’embryon.

Appréhender l’horreur

Je me suis posée la question « Comment appréhender l’horreur ? ». Je ne veux pas d’images choquantes ou violentes ni d’images qui pourraient être perçues comme dégradantes pour les patients ou leur famille. Oui, au CTB, on voit des corps décharnés, bouffis, écorchés, à vif. Dans mon film, ils seront filmés avec pudeur. Je rentre dans le service en accompagnant d’abord Céline. Je regarde Céline qui, elle, regarde les patients et apprend, au fil des jours, les gestes qui soignent. Avec elle, j’apprends à accepter la réalité du travail dans ce service. J’apprends à « voir » les patients brûlés. Et à travers ses gestes de soin, à la fois précis mais toujours empreints d’une grande douceur, je regarde les brûlures et les plaies. Mon film est à la fois l’expérience de Céline et une expérience pour le spectateur. Si ce dernier n’est pas capable d’être confronté à la brûlure au départ, il le devient au fur et à mesure, à l’instar du personnage central.

L’image du film

Filmer le pansement

1. En voyant l’aide-soignante disposer avec un soin minutieux les bandelettes sur le plan de travail en les alignant au millimètre près, on comprend ce qui se passera dans le plan suivant et qui sera hors champ.

2. Le film est construit sur le regard des soignants. On est sur le visage de Céline et des autres personnages, dans leurs interrogations : « Est ce que je fais le bon geste ? Est ce que le travail est bien fait ? Est ce que la greffe est réussie ? » Il y a une tension, on la sent, mais elle est hors champ. On ne voit pas ce qui est l’objet de leur préoccupation. Ce choix de gros plan répond à une double volonté. Celle de ne pas rentrer dans des images choquantes ou qui pourraient rebuter. Mais ce choix n’est pas un choix par défaut. C’est un choix affirmé de jouer sur la tension hors champ. Nous trouvons plus intéressant de donner à voir la tension contenue dans leur regard.

Dans ce temps du pansement, ce qui compte, ce sont les visages, la concentration, les silences. Nous filmons ce que voit le patient. D’où la question de la hauteur à laquelle on filme. Nous imaginons regarder ces visages en contre-plongée (davantage que sur cette photo) et saisir les yeux de Céline posés sur le patient.

3. Plan collectif large. C’est le temps du relâchement de la tension, quand le pansement est terminé. On voit l’ensemble de l’équipe (il faut imaginer qu’il peut y avoir jusqu’à une dizaine de personnes dans la pièce au même moment) qui fonctionne comme un corps. Les différentes individualités perçues en gros plan forment ce collectif de soignants.

La pause

Le patient et le soignant sont dans un même cadre. Ce n’est pas un moment de soin physiologique. On n’est plus dans l’urgence vitale. C’est l’humain qui domine, le contact physique entre des hommes qui aident d’autres hommes à revenir à la vie. On peut imaginer des moments avec Sabrina, la psychologue. Dans ce moment de relâchement de la tension, nous sommes capables de voir le patient.

Voir la brûlure

Au fil du temps, le regard bascule. Dans l’apprentissage de Céline, qui est aussi le nôtre, nous devenons capables de voir une partie d’un corps brûlés, de voir une greffe. Nous regardons désormais ce que voit Céline. Une piste intéressante serait aussi, dans cette optique, de voir la zone brûlée floue et la partie du visage de la soignante nette, en ayant une faible profondeur de champ (un diaph très ouvert), à l’inverse de cette photo.

Une dimension plus onirique

La fin du processus d’apprentissage de Céline correspond à la fin de parcours d’un patient dans le service. Ses greffes ont pris et sont « belles ». Céline caresse du bout des doigts la jambe de ce grand brûlé. De petites boursouflures affleurent encore, la peau s’est rétractée par endroits et la couleur n’est pas uniforme, variant du blanc au rose plus ou moins foncé, mais le résultat est stupéfiant. Comme dans un jardin au printemps, une nouvelle peau a repoussé entre les mailles de la peau saine greffée. Céline est surprise par la douceur cette zone…

On travaillera en mode macro, avec la volonté de donner une dimension onirique à ce corps qui reprend vie. On ne sait plus à quelle échelle on est… Le film se terminera peut-être là dessus, en parallèle au départ d’un patient sauvé qui quitte le service. C’est une séquence que j’imagine avec de la musique…

Le son du film

J’ai passé ma vie de journaliste dans des entretiens. Je veux, dans mon film, capter la parole lorsqu’elle est là, dans la lignée du cinéma direct. Il n’y a donc ni entretien ni voix off. Le film marquera le temps qui passe à travers l’aisance de Céline, l’aide-soignante qui sera, au fil des mois, plus à l’aise dans ces gestes techniques au quotidien et avec ses collègues. Le passage des saisons sera rendu lisible par les scènes qui se dérouleront sur la terrasse, en extérieur et la manière de s’habiller des soignants qui s’y retrouvent.

Je veux aussi laisser de la place aux silences… Parce que dans les silences des voix d’autres choses passent. Et parce que le silence est le signe du temps qui passe. Et le temps est l’outil numéro 1 pour les soignants… Il est toujours question de temps ici. La brûlure est une affaire de temps. L’instant d’avant, on est un être ordinaire, l’instant d’après on est un brûlé et plus rien ne sera comme avant. Tout est attente, attente des patients et des soignants : de la greffe qui doit prendre, d’une cicatrice qu’on espère de moins en moins visible, de l’opération qui va arriver, des résultats des prélèvements effectués. Et le temps qui coule différemment selon le moment et l’endroit où vous vous situez.

Un ingénieur du son est présent lorsque cela est possible. L’exiguïté des sas et le nombre déjà très élevés de soignants (jusqu’à une quinzaine) dans les chambres au moment des blocs opératoires interdit à certains moments la présence de trois personnes supplémentaires. La musique est là, dans la vie des hommes et des machines. Je vois le son aussi comme un moyen de « montrer » ce qu’on ne peut pas montrer… J’entends les voix, les râles des patients hors-champ alors que je regarde les visages concentrés des soignants, leurs gestes. Le CTB et les chambres des brûlés sont des espaces sonores très riches et variés. Une musique, discrète, accompagnera l’émotion sans la forcer.

Je ne veux pas avoir recours à un apport de lumière supplémentaire. Parce que les lieux sont exigus et que la lumière joue beaucoup. Tantôt jaune dans les salles de réunion, éclairés par des néons qui donnent aux visages des teints blafards, tantôt naturelle, plutôt « bleutée » (en fonction du jour dans l’année et de l’heure) dans les chambres de l’unité 1 qui ont une vue sur Paris. Il y aura les séquences de jour et de nuit aussi où tout est différent… La lumière comme les sons…

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