En ce petit matin de mai, une nouvelle aide-soignante patiente devant la porte du service des grands brûlés de l’hôpital Saint-Louis. On l’appellera Céline. Petite femme de 36 ans au visage encore un peu poupin et aux cheveux tirés en queue de cheval, cette aide-soignante n’a jamais vu un patient brûlé. Elle arrive dans une unité de pointe où les conditions de travail des soignants sont éprouvantes. Céline est comme nous, comme moi, lorsque je suis entrée pour la première fois dans ce service, comme le spectateur. Le visage de Céline nous dit qu’elle ne connaît pas ce monde, qu’elle est une étrangère. Ici, au début, elle ne voit que douleur, laideur, handicap, mort.
Une heure après avoir poussé la porte du service, Céline assiste à sa première réunion de staff à 8h15 où se retrouve tout le personnel. Un médecin passe en revue le cas de chaque patient : son nom, son âge, la date de sa brûlure, l’état de ses greffes et ses complications. Un vocabulaire technique précis prononcé par des professionnels et à ce moment là de manière froide, clinique. En même temps, il montre sur un écran des photographies présentant les brûlures. Les images défilent devant les yeux de Céline. Elle n’est pas encore allée dans la chambre d’un patient. Cette réunion est son premier contact –et le nôtre- avec la brûlure et surtout avec les grands brûlés. Le patient y est montré dans une identité qui se réduit à une enveloppe corporelle écorchée, trouée, un être à vif. Céline est sidérée par ces images, elle le dira plus tard à ses collègues. D’emblée on est là, dans ce service si particulier, dans un lieu qui n’est pas un hôpital parmi d’autres.
Céline va, au fil des jours et des semaines, trouver sa place dans le service. Sa collègue aide-soignante, Emilie, l’aide. Elle lui enseigne les gestes techniques et à trouver la bonne distance. « Face aux corps mutilés, on ne déshumanise pas, mais quand il y a de gros coups durs, il faut se concentrer sur la technique, ça permet d’avancer », explique Marc, le cadre qui a recruté Céline.
Je m’intéresse à Céline car elle arrive avec un regard complètement neuf qui nous permet de nous identifier à elle. Elle n’a jamais vu de brûlure. Et n’a jamais non plus été confrontée à des patients en très grande souffrance. Elle va rencontrer des hommes et des femmes qui sont habitués à cet environnement et savent prendre –dans une certaine mesure- la bonne place. Céline va apprendre d’eux, sûrement aussi être impressionnée.
Cette aide-soignante va montrer jusqu’où on peut aller pour soigner. Parce que ce travail est une épreuve. Parce que c’est difficile. Physiquement, humainement, éthiquement.
Physiquement…
Car il fait chaud et humide dans les chambres. Lorsque les soignantes déballent un patient, lui font sa toilette et l’enveloppent dans de nouveaux bandages, la température avoisine les 36 degrés avec 95% d’hygrométrie. Et puis il y a l’odeur, si forte, si tenace…
Humainement…
La première fois qu’elle entre dans la chambre d’un patient de l’unité 1, où sont hospitalisés les patients les plus touchés, presque instinctivement, Céline baisse le regard. Elle voit un homme entièrement bandé, de la tête aux pieds, allongé sur son lit. Intubé, inconscient, il est silencieux. Mais autour d’elle, l’appareillage qui le maintient en vie produit un vacarme assourdissant : des vagues de sonnettes retentissent, la soufflerie qui permet de purifier l’air fonctionne à fond. Les machines clignotent à intervalles réguliers. Par ses yeux, je vois tout cela. J’entends tous ces bruits.
« S’il n’y avait pas les machines, on ne saurait pas qu’elle est en vie », dit Alexandre, le chirurgien, à une réunion du staff un matin à propos d’une patiente grièvement atteinte et qui n’a littéralement plus de visage. Aides-soignants, infirmiers, médecins, psychologue vivent et travaillent au quotidien avec des hommes et des femmes dont la vie a basculé. Comment supporter de voir l’insupportable ? Comment tenir aussi pour ne pas laisser les émotions les submerger ?
Céline est une femme posée et franche même si elle est parfois sur la réserve. Elle se révèle exigeante avec elle-même car des gestes mal faits ou enchaînés trop lentement peuvent accroître la souffrance des patients, abîmer le travail des médecins ou celui des autres soignants qui l’ont précédée. Les traits de Céline, parfois, se crispent, trahissant des sentiments qu’elle préfèrerait dissimuler.
Au service des grands brûlés, le défi est immense. L’échec, c’est la mort. Il y a régulièrement des décès dans ce service, Céline y sera confrontée. Pour surmonter ce quotidien, chaque soignant trouve ses propres mécanismes de défense : humour, évitement, dérision… Pour ne pas se laisser envahir par le caractère insoutenable des situations et trouver une échappatoire à cette violence. Céline trouvera les siens.
S’il faut sauver la peau, réparer l’enveloppe corporelle, panser les plaies de ces êtres écorchés, il faut également soigner l’homme qui vit à l’intérieur, qui vit avec. Infirmières et aides-soignantes doivent gérer la douleur -souvent intense- des patients, les accompagner lorsqu’ils regardent pour la première fois leur brûlure, appréhender aussi parfois le geste qui les a amené ici, lorsqu’ils se sont immolés par exemple. Et tous les soigner à l’identique, sans les juger. Comment Céline va t-elle réagir ?
Ethiquement…
Alors qu’elle fait de son mieux pour soigner les patients et qu’elle s’attache à certains d’entre eux, elle va se poser des questions éthiques et remettre en cause le sens même de son travail. Au regard de l’état de certains grands brûlés, elle va se demander si la vie vaut la peine d’être vécue lorsqu’on est amputé de plusieurs membres et défiguré…
Je l’accompagne pour ses premières fois dans le service : le premier pansement, le premier week-end de travail, la première nuit, la première fois qu’un patient se réveille après sa brûlure, le premier décès… Parce qu’il faut environ un an pour qu’une aide-soignante soit totalement opérationnelle, mon film s’inscrit dans cette durée.
Mais Céline va t-elle tenir ? Et comment tient-on dans un tel endroit ?
L’équipe de soignants va jouer un grand rôle auprès de Céline. Ces hommes et femmes qui sont au cœur de mon film forment un groupe uni auquel elle va s’intégrer. Un collectif qui va l’aider à tenir. Ils sont « presque une famille », disent-ils. Au sein de chacune des 4 équipes d’une douzaine de soignants qui se relaient nuit et jour, les liens sont très forts. Ils se retrouvent le soir pour prendre un verre ou faire du sport, partagent les bonnes comme les mauvaises nouvelles personnelles et s’entraident dans leur travail au quotidien. Céline est impressionnée par la cohésion de ce groupe. Avec ses collègues qu’elle retrouve sur la terrasse, elle évoque ses difficultés. Les encouragements et les conseils la réconfortent. La bonne humeur de l’équipe est communicative.
Les mois passent et Céline apprend à lire une brûlure, à évaluer si une greffe est « belle » ou pas. Parce qu’au CTB, le personnel utilise en permanence le champ lexical de la beauté. Une greffe qui prend, une peau qui repousse, on dit qu’elle est « réussie », « superbe » voire même « magnifique ». « C’est une victoire pour nous et on sait comment ça va évoluer, on est capable de se projeter », précise un médecin à Céline. Elle adopte elle aussi ce vocabulaire. Son regard qui n’était que terreur et dégoût se modifie. Elle constate l’amélioration de la situation des patients. Le travail de toute l’équipe ramène des hommes du côté des vivants. Et cela aussi est beau. Tout comme le sont aussi la douceur de leurs gestes, la compassion de leurs mots, la bienveillance de leurs regards.
Les gestes techniques de Céline et de l’ensemble de l’équipe qui se dévoue ici m’impressionnent. La précision, l’inlassable répétition de ces gestes. Et la bienveillance, le dévouement de ces soignantes qui apprivoisent des patients hors-normes. Comment sont-elles arrivées là ? Et surtout pourquoi sont-elles restées ? Qu’est ce qui les animent ?
Peu à peu, parce que je l’accompagne depuis suffisamment longtemps, je parviens moi aussi à voir une partie brûlée d’un corps. Parce qu’il y a ce geste de travail, cette main que je connais, que je reconnais, celle de Céline, mais aussi celles d’Emilie ou de Sandrine, la kiné, parce qu’il y a ce peau à peau entre les soignantes et les patients, mon regard n’est plus horrifié. Céline est une passeuse entre l’univers des brûlés et le nôtre. L’empathie avec ces soignantes me permet, au fil du film, d’affronter l’insurmontable, de voir des chairs noircies, de voir une greffe qui a pris. Parce qu’on y est préparé, on peut voir des choses qu’on ne pourrait pas voir autrement…
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