Jean-Luc Mélenchon, révolutionnaire à domicile
Docteur Mélenchon est incollable sur le plan historique. Mais Mister Jean-Luc pèche par ses colères.
Docteur Mélenchon est incollable sur le plan historique. Mais Mister Jean-Luc pèche par ses colères.
Le film s’inscrit dans un temps assez long. Celui de la première année de l’aide-soignante qui vient d’arriver. On l’appellera Céline parce que c’est elle que j’ai rencontrée pendant mes repérages mais il s’agira d’une autre personne, qui, comme elle, sera confrontée pour la première fois au travail dans un service de grands brûlés. Chaque année, Marc Baudry, le cadre du service recrute une dizaine de soignants (infirmiers et aides-soignants) car le turn-over est fort dans son équipe de 70 personnes. Il faut environ un an pour se former au travail dans ce service. Avec chaque nouveau venu, Marc passe un contrat moral : un soignant vient au minimum pour trois ans. La première année sert à acquérir toutes les compétences de base, la seconde à se perfectionner et la troisième à donner, transmettre ce qu’on a reçu ou participer à un travail de recherche.
Le tournage commence au printemps lorsque Céline est embauchée. A cette saison, pendant leurs pauses, les soignants s’installent davantage qu’en hiver sur la terrasse, pour manger, discuter, échanger, partager leurs difficultés et leur quotidien. Je veux assister à ces moments.
Je m’adapte au rythme de Céline. Les deux premières semaines, elle ne travaille que de journée et seulement pendant 7h30 de suite. Je suis très présente car Céline découvre tout dans ce service. Puis elle passe en 12 heures, uniquement de jour. Au bout de quatre semaines, sa période dite « d’intégration » est terminée. Jusqu’à présent, Céline faisait équipe avec un binôme existant d’une infirmière et d’une aide-soignante. Désormais elle va travailler seule avec une infirmière et aura chaque jour, avec cette dernière, la charge d’un patient particulier. Elle n’aura donc plus d’aide-soignante référente en permanence avec elle pour l’aider ou la conseiller. Cette cinquième semaine dans le service est essentielle. C’est une période de stress intense pour elle.
Au bout de six semaines, Céline intègre « le planning » et commence donc à travailler aussi de nuit. Elle alterne deux mois de travail de jour (de 7h30-19h30) puis un mois de nuit (de 19h30 à 7h30) et ainsi de suite. Je suis à nouveau très présente pendant sa première semaine de nuit. L’ambiance de nuit est différente, les relations avec les patients aussi.
Qu’elle soit de jour ou de nuit, son emploi du temps est fixe : elle alterne les grosses semaines (5 jours de travail, 2 jours de repos) et les petites (2 jours de travail, 5 jours de repos).
Les jours de week-end sont aussi particulièrement intéressants car il n’y a pas de « bloc » (pas de bloc opératoire), l’activité est donc plus calme et les soignants en profitent pour se faire un vrai repas (le déjeuner pour l’équipe de jour, le diner pour celle de nuit), se poser plus longtemps et discuter.
Tous les mardis à 17h a lieu la réunion hebdomadaire du staff paramédical. Les infirmiers passent en revue les patients présents. Avec les aides-soignants et le cadre, en présence de la psychologue, ils évoquent les questions éthiques qu’ils se posent et le devenir des patients.
Je ne suis pas invisible et je ne vais pas demander aux soignants de faire « comme si », comme si je n’étais pas là. Je suis là et ma présence influe sur le réel. Mon corps, ma propre peau absorbe, capte, filtre et joue un rôle de récepteur des sensations. Je ne veux pas chercher à me faire oublier. Mais au contraire, me faire accepter. Ma présence se fait discrète évidemment, pour ne pas gêner le travail et les soins. Elle est basée sur la confiance. Confiance établie avec les deux professeurs à la tête du service, l’anesthésiste-réanimateur Alexandre Mebazaa et surtout le chirurgien Maurice Mimoun. Avec le service de communication de l’APHP. Et surtout avec l’ensemble du personnel du centre des brûlés. Auprès de ceux qui ne me connaissaient pas encore tout comme auprès de ceux que j’ai retrouvés, je me présente comme préparant un film sur le travail des soignants. Et cette approche change la donne. Ils veulent me montrer leur travail, leur vie au quotidien. Je sens cette fierté. On raconte ensemble leur histoire. Ma présence auprès de Céline, nouvelle venue dans l’équipe, peut brouiller les choses. Son comportement sera peut-être légèrement différent de ce qu’il aurait été sans ma présence mais ici, il est impossible de jouer un rôle. Ce que font les gens est plus important que le fait d’être filmé.
Si je ne suis pas invisible, je souhaite rendre visible l’invisible. Montrer ce qui se joue lorsque des hommes sauvent la peau d’autres hommes. Ce qui se joue à la surface et à l’intérieur. A l’intérieur des corps et des âmes. Cerveau et peau ont la même origine embryologique. Ce n’est sûrement pas un hasard : peau et cerveau se forment en même temps, au vingt et unième jour de l’embryon.
Je me suis posée la question « Comment appréhender l’horreur ? ». Je ne veux pas d’images choquantes ou violentes ni d’images qui pourraient être perçues comme dégradantes pour les patients ou leur famille. Oui, au CTB, on voit des corps décharnés, bouffis, écorchés, à vif. Dans mon film, ils seront filmés avec pudeur. Je rentre dans le service en accompagnant d’abord Céline. Je regarde Céline qui, elle, regarde les patients et apprend, au fil des jours, les gestes qui soignent. Avec elle, j’apprends à accepter la réalité du travail dans ce service. J’apprends à « voir » les patients brûlés. Et à travers ses gestes de soin, à la fois précis mais toujours empreints d’une grande douceur, je regarde les brûlures et les plaies. Mon film est à la fois l’expérience de Céline et une expérience pour le spectateur. Si ce dernier n’est pas capable d’être confronté à la brûlure au départ, il le devient au fur et à mesure, à l’instar du personnage central.
1. En voyant l’aide-soignante disposer avec un soin minutieux les bandelettes sur le plan de travail en les alignant au millimètre près, on comprend ce qui se passera dans le plan suivant et qui sera hors champ.
2. Le film est construit sur le regard des soignants. On est sur le visage de Céline et des autres personnages, dans leurs interrogations : « Est ce que je fais le bon geste ? Est ce que le travail est bien fait ? Est ce que la greffe est réussie ? » Il y a une tension, on la sent, mais elle est hors champ. On ne voit pas ce qui est l’objet de leur préoccupation. Ce choix de gros plan répond à une double volonté. Celle de ne pas rentrer dans des images choquantes ou qui pourraient rebuter. Mais ce choix n’est pas un choix par défaut. C’est un choix affirmé de jouer sur la tension hors champ. Nous trouvons plus intéressant de donner à voir la tension contenue dans leur regard.
Dans ce temps du pansement, ce qui compte, ce sont les visages, la concentration, les silences. Nous filmons ce que voit le patient. D’où la question de la hauteur à laquelle on filme. Nous imaginons regarder ces visages en contre-plongée (davantage que sur cette photo) et saisir les yeux de Céline posés sur le patient.
3. Plan collectif large. C’est le temps du relâchement de la tension, quand le pansement est terminé. On voit l’ensemble de l’équipe (il faut imaginer qu’il peut y avoir jusqu’à une dizaine de personnes dans la pièce au même moment) qui fonctionne comme un corps. Les différentes individualités perçues en gros plan forment ce collectif de soignants.
Le patient et le soignant sont dans un même cadre. Ce n’est pas un moment de soin physiologique. On n’est plus dans l’urgence vitale. C’est l’humain qui domine, le contact physique entre des hommes qui aident d’autres hommes à revenir à la vie. On peut imaginer des moments avec Sabrina, la psychologue. Dans ce moment de relâchement de la tension, nous sommes capables de voir le patient.
Au fil du temps, le regard bascule. Dans l’apprentissage de Céline, qui est aussi le nôtre, nous devenons capables de voir une partie d’un corps brûlés, de voir une greffe. Nous regardons désormais ce que voit Céline. Une piste intéressante serait aussi, dans cette optique, de voir la zone brûlée floue et la partie du visage de la soignante nette, en ayant une faible profondeur de champ (un diaph très ouvert), à l’inverse de cette photo.
La fin du processus d’apprentissage de Céline correspond à la fin de parcours d’un patient dans le service. Ses greffes ont pris et sont « belles ». Céline caresse du bout des doigts la jambe de ce grand brûlé. De petites boursouflures affleurent encore, la peau s’est rétractée par endroits et la couleur n’est pas uniforme, variant du blanc au rose plus ou moins foncé, mais le résultat est stupéfiant. Comme dans un jardin au printemps, une nouvelle peau a repoussé entre les mailles de la peau saine greffée. Céline est surprise par la douceur cette zone…
On travaillera en mode macro, avec la volonté de donner une dimension onirique à ce corps qui reprend vie. On ne sait plus à quelle échelle on est… Le film se terminera peut-être là dessus, en parallèle au départ d’un patient sauvé qui quitte le service. C’est une séquence que j’imagine avec de la musique…
J’ai passé ma vie de journaliste dans des entretiens. Je veux, dans mon film, capter la parole lorsqu’elle est là, dans la lignée du cinéma direct. Il n’y a donc ni entretien ni voix off. Le film marquera le temps qui passe à travers l’aisance de Céline, l’aide-soignante qui sera, au fil des mois, plus à l’aise dans ces gestes techniques au quotidien et avec ses collègues. Le passage des saisons sera rendu lisible par les scènes qui se dérouleront sur la terrasse, en extérieur et la manière de s’habiller des soignants qui s’y retrouvent.
Je veux aussi laisser de la place aux silences… Parce que dans les silences des voix d’autres choses passent. Et parce que le silence est le signe du temps qui passe. Et le temps est l’outil numéro 1 pour les soignants… Il est toujours question de temps ici. La brûlure est une affaire de temps. L’instant d’avant, on est un être ordinaire, l’instant d’après on est un brûlé et plus rien ne sera comme avant. Tout est attente, attente des patients et des soignants : de la greffe qui doit prendre, d’une cicatrice qu’on espère de moins en moins visible, de l’opération qui va arriver, des résultats des prélèvements effectués. Et le temps qui coule différemment selon le moment et l’endroit où vous vous situez.
Un ingénieur du son est présent lorsque cela est possible. L’exiguïté des sas et le nombre déjà très élevés de soignants (jusqu’à une quinzaine) dans les chambres au moment des blocs opératoires interdit à certains moments la présence de trois personnes supplémentaires. La musique est là, dans la vie des hommes et des machines. Je vois le son aussi comme un moyen de « montrer » ce qu’on ne peut pas montrer… J’entends les voix, les râles des patients hors-champ alors que je regarde les visages concentrés des soignants, leurs gestes. Le CTB et les chambres des brûlés sont des espaces sonores très riches et variés. Une musique, discrète, accompagnera l’émotion sans la forcer.
Je ne veux pas avoir recours à un apport de lumière supplémentaire. Parce que les lieux sont exigus et que la lumière joue beaucoup. Tantôt jaune dans les salles de réunion, éclairés par des néons qui donnent aux visages des teints blafards, tantôt naturelle, plutôt « bleutée » (en fonction du jour dans l’année et de l’heure) dans les chambres de l’unité 1 qui ont une vue sur Paris. Il y aura les séquences de jour et de nuit aussi où tout est différent… La lumière comme les sons…
Retour au sommaireCéline n’a jamais approché de patients souffrant comme souffrent les grands brûlés. Et avant sa journée d’observation, elle n’avait jamais vu une brûlure. « Je m’étais faite une autre idée… Je pensais que c’était un plus ‘hard’ », nous dit-elle deux semaines après son arrivée. Céline ne réalise pas encore à quel point le travail dans ce service est difficile.
Céline se révèle au contact de plusieurs soignants : d’Emilie, l’aide-soignante bienveillante et enjouée, de Sandrine, la kiné qui « fait de la brûlure depuis 25 ans » et de Sabrina, la psychologue, qui l’aide à mettre des mots sur ses maux. Ces soignants ne sont pas n’importe qui. « On ne vient pas par hasard au CTB, il faut avoir le cœur bien accroché », m’a dit l’un d’eux.
Avec Céline qui débute, Emilie est patiente, posée, mais aussi précise et rigoureuse. Elle fait passer cela avec sa légèreté, son sourire et son humour. « Il faut que ce soit juste artistique, beau… comme si tu emballais un beau petit cadeau », dit-elle ainsi à Céline après l’avoir reprise car elle n’avait pas compris comment changer un drap. Et d’ajouter à la patiente « N’est ce pas, Madame Timothée, vous êtes notre petit cadeau ». Son empathie déborde. Emilie aime ses patients et son travail. Ses mots se font caresses. Ses gestes aussi. Elle passe beaucoup de temps à masser les patients, leurs jambes, leurs mains. Dans ces moments-là, les paroles deviennent inutiles. Elle est aussi celle qui met de l’ambiance au sein de l’équipe.
Emilie est un visage. Lumineux. Le mot est fort mais s’impose. Cette jeune femme inspire d’emblée la sympathie. Jeux de mots, grimaces, mimiques, Emilie veut faire rire ou sourire les patients… Mais parfois, certaines de ses grimaces traduisent autre chose ; l’effort que le simple fait de parler représente. Car Emilie est bègue. Et les mots qui soignent les patients semblent parfois la faire souffrir.
Dans les réunions de staff auxquelles elle assiste, Céline est impressionnée par Sandrine, la kiné. L’expérience de Sandrine -50 ans dont 25 passés auprès de grands brûlés- fait d’elle une interlocutrice essentielle, y compris pour les médecins, pourtant bien plus diplômés. Elle participe à toutes les réunions, y compris la réunion hebdomadaire qui réunit tous les chefs de service. Elle ose remettre en cause les décisions qu’elle ne comprend pas et qu’elle trouve inappropriées.
Elle est un point fixe, un repère. Elle connaît tout mais ne se met jamais en avant. Elle est celle vers qui on adresse ceux qui viennent découvrir le centre. Elle est d’ailleurs une des premières personnes que j’ai rencontrées lorsque j’y suis arrivée en 2012. On voit d’elle d’abord sa mèche, inexorable mèche de cheveux qui la gène parfois lorsqu’elle travaille mais qu’elle n’attache pourtant pas. En 1992, son diplôme à peine en poche, elle a commencé sa carrière au service de chirurgie plastique à l’hôpital Rothschild. « On m’a présentée la personne la plus défigurée du service et on m’a dit ‘Si vous vous sentez prête, allez y car personne ne veut rejoindre ce service !’ » Elle prend ça comme un challenge. « Ce qui m’a plu dans la brûlure et ce qui me plait toujours, explique Sandrine, c’est qu’au-delà de l’image terrible, il y a des gens. Des hommes et des femmes qui me touchent et des histoires où la psychologie est très importante. On n’est pas là uniquement pour faire un geste technique. Il y a beaucoup d’autres choses autour… » Pour Sandrine, l’équipe est une seconde famille. Elle le dit. Autour d’elle et du professeur Mimoun, ils sont un petit nombre de médecins, infirmiers, aides-soignants à travailler ensemble depuis 25 ans. Ce groupe s’est réduit d’année en année mais il est essentiel dans la vie et le fonctionnement du centre.
Les autres kinés qui passent dans le service ne restent pas. Sandrine estime que c’est aussi lié aux faibles rémunération au sein de l’AP-HP : les kinés viennent se former puis partent « faire du libéral en cabinet ».
Psychologue clinicienne, Sabrina est celle qui arrive à mettre des mots sur la détresse, voire la sidération qu’éprouve Céline dans ce lieu si violent. Elle lui permet de libérer sa parole… Elle est aux côtés de Céline qui accueille la famille d’un patient qui rend visite pour la première fois à un proche qui vient d’être hospitalisé.
Sabrina est d’abord une voix. Et ça tombe bien, l’instrument de travail de cette psychologue clinicienne, tout juste trentenaire, c’est sa voix. Une voix lente, posée, un peu grave aussi. Elle vient en dehors des moments de soins, dans un moment à part pour le patient. Elle se rend aussi auprès des plus atteints, inconscients, qui ne peuvent pas parler. Pour eux, elle est avant tout une présence. Elle les touche, décrit ce qu’elle ressent. A ceux qui peuvent boire, elle apporte de l’eau. Des soins primaires. « Comme à des nouveaux nés », dit-elle. De la maternité à la brûlure, c’est justement le chemin qu’elle a suivi, elle qui a commencé sa vie professionnelle auprès des jeunes mères et de leurs nourrissons. « Même quand ils ne sont pas réveillés, c’est important de leur parler, de leur expliquer où ils sont », insiste t-elle en parlant des grands brûlés. Elle fait aussi le lien avec les familles, transmet les appels téléphoniques. Elle amène un peu de vie extérieure. Mais par petites touches car les patients sont vite débordés par leurs émotions.
Le film se construit sur le geste et sur la parole des soignants, à travers ce qu’ils vivent, ce qu’ils font, ce qu’ils se disent entre eux. Les patients sont là puisque ce sont eux qui donnent un sens au travail des soignants et à celui de Céline. Mais on les voit peu. Céline est touchée par leur situation. Leurs cauchemars, leurs moments de déprime et leurs petites joies ont une incidence sur elle. On comprend aussi qui sont les brûlés. On capte des bribes d’histoire, de récits sur lesquels je ne m’attarde pas. Au fil du film, notre regard sur eux évolue en même temps que celui de Céline.
Retour au sommaireEn ce petit matin de mai, une nouvelle aide-soignante patiente devant la porte du service des grands brûlés de l’hôpital Saint-Louis. On l’appellera Céline. Petite femme de 36 ans au visage encore un peu poupin et aux cheveux tirés en queue de cheval, cette aide-soignante n’a jamais vu un patient brûlé. Elle arrive dans une unité de pointe où les conditions de travail des soignants sont éprouvantes. Céline est comme nous, comme moi, lorsque je suis entrée pour la première fois dans ce service, comme le spectateur. Le visage de Céline nous dit qu’elle ne connaît pas ce monde, qu’elle est une étrangère. Ici, au début, elle ne voit que douleur, laideur, handicap, mort.
Une heure après avoir poussé la porte du service, Céline assiste à sa première réunion de staff à 8h15 où se retrouve tout le personnel. Un médecin passe en revue le cas de chaque patient : son nom, son âge, la date de sa brûlure, l’état de ses greffes et ses complications. Un vocabulaire technique précis prononcé par des professionnels et à ce moment là de manière froide, clinique. En même temps, il montre sur un écran des photographies présentant les brûlures. Les images défilent devant les yeux de Céline. Elle n’est pas encore allée dans la chambre d’un patient. Cette réunion est son premier contact –et le nôtre- avec la brûlure et surtout avec les grands brûlés. Le patient y est montré dans une identité qui se réduit à une enveloppe corporelle écorchée, trouée, un être à vif. Céline est sidérée par ces images, elle le dira plus tard à ses collègues. D’emblée on est là, dans ce service si particulier, dans un lieu qui n’est pas un hôpital parmi d’autres.
Céline va, au fil des jours et des semaines, trouver sa place dans le service. Sa collègue aide-soignante, Emilie, l’aide. Elle lui enseigne les gestes techniques et à trouver la bonne distance. « Face aux corps mutilés, on ne déshumanise pas, mais quand il y a de gros coups durs, il faut se concentrer sur la technique, ça permet d’avancer », explique Marc, le cadre qui a recruté Céline.
Je m’intéresse à Céline car elle arrive avec un regard complètement neuf qui nous permet de nous identifier à elle. Elle n’a jamais vu de brûlure. Et n’a jamais non plus été confrontée à des patients en très grande souffrance. Elle va rencontrer des hommes et des femmes qui sont habitués à cet environnement et savent prendre –dans une certaine mesure- la bonne place. Céline va apprendre d’eux, sûrement aussi être impressionnée.
Cette aide-soignante va montrer jusqu’où on peut aller pour soigner. Parce que ce travail est une épreuve. Parce que c’est difficile. Physiquement, humainement, éthiquement.
Car il fait chaud et humide dans les chambres. Lorsque les soignantes déballent un patient, lui font sa toilette et l’enveloppent dans de nouveaux bandages, la température avoisine les 36 degrés avec 95% d’hygrométrie. Et puis il y a l’odeur, si forte, si tenace…
La première fois qu’elle entre dans la chambre d’un patient de l’unité 1, où sont hospitalisés les patients les plus touchés, presque instinctivement, Céline baisse le regard. Elle voit un homme entièrement bandé, de la tête aux pieds, allongé sur son lit. Intubé, inconscient, il est silencieux. Mais autour d’elle, l’appareillage qui le maintient en vie produit un vacarme assourdissant : des vagues de sonnettes retentissent, la soufflerie qui permet de purifier l’air fonctionne à fond. Les machines clignotent à intervalles réguliers. Par ses yeux, je vois tout cela. J’entends tous ces bruits.
« S’il n’y avait pas les machines, on ne saurait pas qu’elle est en vie », dit Alexandre, le chirurgien, à une réunion du staff un matin à propos d’une patiente grièvement atteinte et qui n’a littéralement plus de visage. Aides-soignants, infirmiers, médecins, psychologue vivent et travaillent au quotidien avec des hommes et des femmes dont la vie a basculé. Comment supporter de voir l’insupportable ? Comment tenir aussi pour ne pas laisser les émotions les submerger ?
Céline est une femme posée et franche même si elle est parfois sur la réserve. Elle se révèle exigeante avec elle-même car des gestes mal faits ou enchaînés trop lentement peuvent accroître la souffrance des patients, abîmer le travail des médecins ou celui des autres soignants qui l’ont précédée. Les traits de Céline, parfois, se crispent, trahissant des sentiments qu’elle préfèrerait dissimuler.
Au service des grands brûlés, le défi est immense. L’échec, c’est la mort. Il y a régulièrement des décès dans ce service, Céline y sera confrontée. Pour surmonter ce quotidien, chaque soignant trouve ses propres mécanismes de défense : humour, évitement, dérision… Pour ne pas se laisser envahir par le caractère insoutenable des situations et trouver une échappatoire à cette violence. Céline trouvera les siens.
S’il faut sauver la peau, réparer l’enveloppe corporelle, panser les plaies de ces êtres écorchés, il faut également soigner l’homme qui vit à l’intérieur, qui vit avec. Infirmières et aides-soignantes doivent gérer la douleur -souvent intense- des patients, les accompagner lorsqu’ils regardent pour la première fois leur brûlure, appréhender aussi parfois le geste qui les a amené ici, lorsqu’ils se sont immolés par exemple. Et tous les soigner à l’identique, sans les juger. Comment Céline va t-elle réagir ?
Alors qu’elle fait de son mieux pour soigner les patients et qu’elle s’attache à certains d’entre eux, elle va se poser des questions éthiques et remettre en cause le sens même de son travail. Au regard de l’état de certains grands brûlés, elle va se demander si la vie vaut la peine d’être vécue lorsqu’on est amputé de plusieurs membres et défiguré…
Je l’accompagne pour ses premières fois dans le service : le premier pansement, le premier week-end de travail, la première nuit, la première fois qu’un patient se réveille après sa brûlure, le premier décès… Parce qu’il faut environ un an pour qu’une aide-soignante soit totalement opérationnelle, mon film s’inscrit dans cette durée.
Mais Céline va t-elle tenir ? Et comment tient-on dans un tel endroit ?
L’équipe de soignants va jouer un grand rôle auprès de Céline. Ces hommes et femmes qui sont au cœur de mon film forment un groupe uni auquel elle va s’intégrer. Un collectif qui va l’aider à tenir. Ils sont « presque une famille », disent-ils. Au sein de chacune des 4 équipes d’une douzaine de soignants qui se relaient nuit et jour, les liens sont très forts. Ils se retrouvent le soir pour prendre un verre ou faire du sport, partagent les bonnes comme les mauvaises nouvelles personnelles et s’entraident dans leur travail au quotidien. Céline est impressionnée par la cohésion de ce groupe. Avec ses collègues qu’elle retrouve sur la terrasse, elle évoque ses difficultés. Les encouragements et les conseils la réconfortent. La bonne humeur de l’équipe est communicative.
Les mois passent et Céline apprend à lire une brûlure, à évaluer si une greffe est « belle » ou pas. Parce qu’au CTB, le personnel utilise en permanence le champ lexical de la beauté. Une greffe qui prend, une peau qui repousse, on dit qu’elle est « réussie », « superbe » voire même « magnifique ». « C’est une victoire pour nous et on sait comment ça va évoluer, on est capable de se projeter », précise un médecin à Céline. Elle adopte elle aussi ce vocabulaire. Son regard qui n’était que terreur et dégoût se modifie. Elle constate l’amélioration de la situation des patients. Le travail de toute l’équipe ramène des hommes du côté des vivants. Et cela aussi est beau. Tout comme le sont aussi la douceur de leurs gestes, la compassion de leurs mots, la bienveillance de leurs regards.
Les gestes techniques de Céline et de l’ensemble de l’équipe qui se dévoue ici m’impressionnent. La précision, l’inlassable répétition de ces gestes. Et la bienveillance, le dévouement de ces soignantes qui apprivoisent des patients hors-normes. Comment sont-elles arrivées là ? Et surtout pourquoi sont-elles restées ? Qu’est ce qui les animent ?
Peu à peu, parce que je l’accompagne depuis suffisamment longtemps, je parviens moi aussi à voir une partie brûlée d’un corps. Parce qu’il y a ce geste de travail, cette main que je connais, que je reconnais, celle de Céline, mais aussi celles d’Emilie ou de Sandrine, la kiné, parce qu’il y a ce peau à peau entre les soignantes et les patients, mon regard n’est plus horrifié. Céline est une passeuse entre l’univers des brûlés et le nôtre. L’empathie avec ces soignantes me permet, au fil du film, d’affronter l’insurmontable, de voir des chairs noircies, de voir une greffe qui a pris. Parce qu’on y est préparé, on peut voir des choses qu’on ne pourrait pas voir autrement…
Retour au sommaireJ’ai rencontré pour la première fois le professeur Mimoun dans son bureau du rez-de-chaussée du Centre de traitement des brûlés en 2007. J’ai pris rendez-vous avec lui parce que je m’intéressais à la brûlure. Journaliste à Paris-Match, je souhaite alors effectuer un reportage en immersion dans son service et décrire la vie de ses équipes et des patients suivis sur place. J’ai lu déjà sur la brûlure. Des récits, des témoignages. La peau me fascine, la manière dont elle évolue, dont elle vieillit aussi. La manière dont elle réagit aux chocs, aux blessures, aux brûlures. La manière dont elle se reconstruit, dont elle repousse. Les traces qui restent aussi de toutes les épreuves traversées…
Lorsque j’avais 4 ans, ma mère avait renversé une casserole d’eau bouillante sur mon épaule gauche. Un banal accident domestique mais qui est inscrit dans ma mémoire et fait partie de la légende familiale. M’en est restée une cicatrice boursoufflée sur l’épaule.
D’emblée, la confiance s’est établie avec le professeur. Une confiance réciproque. Il est partant pour ce reportage mais me demande d’attendre. Il a un grand projet : la création d’un nouveau centre pour les brûlés, un centre –le premier en Europe- entièrement imaginé et pensé pour ces patients si particuliers.
A l’automne 2012, quelques semaines après l’inauguration, je commence, avec le photographe Hubert Fanthomme, un reportage en immersion dans le service. Nous y passerons six mois. Et combien de fois ai-je regretté de ne pas avoir de caméra pour saisir ce qui se jouait dans ce service… Le résultat sera la publication d’un long reportage dans Paris-Match.
Le professeur et moi avons noué une relation particulière. Fin 2017, nous nous retrouvons lorsqu’il réalise, avec son équipe, une première mondiale : un grand brûlé à 95 % a défié la mort grâce à des greffes de son jumeau. C’est à ce moment-là que l’idée dece filmm’est venue. J’avais envie depuis plusieurs années déjà d’aller plus loin, mais sous une nouvelle forme. De retrouver les soignants qui travaillent et vivent dans ce service. De témoigner de leur engagement au quotidien. Et de m’interroger sur le sens de ce qui se passe dans ce lieu.
J’y suis retournée avec l’envie de faire ce film. J’y ai passé à nouveau du temps pour écrire ce projet. Le professeur Mimoun bien sûr me fascine. Je suis entrée dans ce service avec lui et pour lui. Mais j’y suis restée pour Céline, Emilie, Sandrine, Sabrina et les autres. Ils font partie de cette équipe d’une centaine de personnes qui s’activent pour sauver des vies. Il y a dans ce centre quelque trente corps de métier : des infirmiers, des aides-soignantes, mais aussi une kiné, des internes et des externes, une psychiatre, une psychologue, des assistantes sociales, etc. Une somme de compétences invraisemblables…
Lors de mes repérages vidéo, j’ai rencontré Sabrina, la psychologue. Elle s’est beaucoup interrogée sur sa propre pratique auprès de patients gravement brûlés. Et s’apprête à commencer une thèse sur ce sujet. Ses écrits nourrissent mon projet de film documentaire et m’inspirent. Nous avons poursuivi nos échanges par mails. « J’explore les limites et les difficultés de mon travail auprès des patients, m’écrit-elle ainsi. Je réfléchis comment nous ‘bricolons’ notre pratique en fonction des patients, de leurs pathologies et des possibilités liées aux spécificités du service. J’essaie de prendre appui sur le corps et les aspects sensoriels dans un premier temps, pour arriver aux mots. » Ses réflexions m’aident aussi à savoir quoi regarder.
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